Rupture brutale de relation commerciale établie et règles de compétence

Alors que, lors de sa création, le régime juridique de la rupture brutale des relations commerciales établies était censé ne pas poser de problèmes particuliers de mise en œuvre, dans les faits, celui–ci n’a cessé de soulever de multiples difficultés pratiques comme en atteste la jurisprudence particulièrement fournie s’y rapportant.
La question de la détermination des juridictions compétentes en la matière n’a pas fait exception. Aussi, nous a-t-il paru nécessaire de faire un point sur l’état du droit en ce qui concerne cette seule question des juridictions compétentes en matière de rupture brutale des relations commerciales établies. Initialement prévu à l’article 36 de l’ordonnance 86-1243 du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence, le régime juridique de la rupture brutale des relations commerciales établies n’avait pas été, lors de son adoption, l’objet de règles de compétence juridictionnelle spécifiques. En l’absence de règles spécifiques régissant la matière, la rupture brutale des relations commerciales établies a très vite donné lieu à un contentieux juridique important. Tout d’abord, concernant la compétence matérielle, s’est posée la question de savoir qui des juridictions civiles ou des juridictions commerciales seraient compétentes pour connaître du contentieux. En effet, l’article 36 de l’ordonnance précitée, aujourd’hui codifié à l’article L 442-6 du Code de commerce, dispose que « l’action est introduite devant la juridiction civile ou commerciale compétente ». Après quelques hésitations, la Cour de cassation a finalement tranché et décidé que les conventions susceptibles d’être soumises au crible de l’article L 442-6 étaient des actes de commerce et donc, qu’elles relevaient de la seule compétence des juridictions commerciales (v. Cass. 27 juin 1995, n° 94-15.257, Bull. civ. IV, no 198 ; D. 1995. IR 202). Ensuite, concernant la compétence territoriale, s’est posée la question de savoir si la rupture brutale des relations commerciales établies devait être rattachée aux règles de compétence prévues à l’article 46 alinéa 1 du Code de procédure civile relatives à la responsabilité contractuelle ou aux règles prévues à l’article 46 alinéa 2 du même code relatives à la responsabilité délictuelle. Ici encore, après quelques hésitations entre la chambre civile et la chambre commerciale, la Cour de Cassation a finalement estimé que le contentieux de la rupture brutale des relations commerciales établies engageait la responsabilité délictuelle de son auteur (v. Cass. Com., 6 févr. 2007, Bull. civ. IV, n° 21). Aussi, conformément à l’article 46 alinéa 2 du Code de procédure civile, outre la possibilité de saisir la juridiction du lieu où demeurait le défendeur, le demandeur à l’instance disposait d’une double option de saisine, à savoir :

  • soit la juridiction du lieu du fait dommageable,
  • soit la juridiction dans le ressort de laquelle le dommage avait été subi.

Pendant longtemps, le lieu du dommage fut celui du lieu du siège social de la victime (v. Cass. com., 21 avr. 1992, RJDA 1992, n° 933 ; CA Douai, 23 sept. 1993, D. 1994, Somm. p. 171, obs. Gavalda et Lucas de Leyssac ; Gaz. Pal. 1994, 1, Jur. p. 47, note Marchi ; CA Versailles, 26 oct. 1995, BRDA 1996, n° 15, p. 15). Puis, la Cour de Cassation a décidé qu’il convenait de rechercher, au cas par cas, le lieu où le dommage avait effectivement atteint le demandeur (v. Cass. 2e civ., 15 oct. 1981, Gaz. Pal. 1982, 1, Somm. p. 100 ; Cass. com., 9 avr. 1996, D. 1997, Jur. p. 77, note Tichadou ; Dalloz Affaires 1997, p. 717). En définitive, chaque juridiction commerciale française pouvait donc potentiellement être amenée à connaître d’un litige relatif à la rupture brutale des relations commerciales établies. A la fin des années 1990, victime de son succès, le contentieux de la rupture brutale des relations commerciales établies s’est multiplié et compliqué, venant engorger un peu plus les juridictions commerciales. Aussi, en 2009, afin d’assurer la garantie d’une certaine homogénéité dans l’interprétation de l’article L 442-6 du Code de commerce et le développement d’une véritable expertise du contentieux en la matière, le législateur a décidé d’attribuer ledit contentieux à des juridictions déterminées :

  • en première instance, à huit tribunaux de commerce : Marseille, Bordeaux, Lille, Fort de France, Lyon, Nancy, Paris, Rennes,
  • en appel, à la cour d’appel de Paris.

Cette règle spéciale de compétence est aujourd’hui codifiée à l’article D 442-3 du Code de commerce. Toutefois, malgré le décret n° 2009–1384 du 11 novembre 2009, de nombreuses questions sont demeurées en suspens, questions auxquelles la jurisprudence est progressivement venue apporter des réponses. 1/ Peut-on soumettre le contentieux de la rupture brutale des relations commerciales établies au juge arbitral ? A cette question, la Cour de cassation a répondu par l’affirmative, à condition toutefois que la clause compromissoire soit rédigée suffisamment largement pour de facto englober les litiges se fondant sur l’article L 442-6 du Code de commerce. Civ. 1ère, 21 octobre 2015, D. 2015, p. 2537 :
« Mais attendu qu’après avoir rappelé que les articles L. 442-6 et D. 442-3 du Code de commerce ont pour objet d’adapter les compétences et les procédures judiciaires à la technicité du contentieux des pratiques restrictives de la concurrence, et que la circonstance que le premier de ces textes confie au ministre chargé de l’économie et au ministère public une action autonome aux fins de protection du marché et de la concurrence n’a pas pour effet d’exclure le recours à l’arbitrage pour trancher les litiges nés, entre les opérateurs économiques de l’application de l’article L. 442-6, la cour d’appel en a justement déduit que l’action aux fins d’indemnisation du préjudice prétendument résulté de la rupture de relations commerciales n’était pas de celles dont la connaissance est réservée aux juridictions étatiques ;
Et attendu qu’ayant relevé que la généralité des termes de la clause compromissoire traduisait la volonté des parties de soumettre à l’arbitrage tous les litiges découlant du contrat sans s’arrêter à la qualification contractuelle ou délictuelle de l’action engagée, la cour d’appel en a souverainement déduit que le tribunal arbitral était compétent
 ». 2/ Une cour d’appel compétente pour connaître d’une demande, déjà formulée en première instance, fondée sur le droit commun de la responsabilité civile, est-elle également compétente pour connaître d’une demande nouvelle fondée sur l’article L 442-6 du Code de commerce ? Dans une telle situation, sauf à ce qu’il s’agisse de la cour d’appel de Paris, la cour d’appel saisie de ces deux demandes devra uniquement se prononcer sur la demande fondée sur le droit commun de la responsabilité (que ce soit contractuelle ou délictuelle) et déclarer irrecevable la demande fondée sur l’article L 442-6 du Code de commerce. Cass. com., 7 octobre 2014, n° 13-21.086 :
«  Mais attendu qu’ayant relevé qu’en cause d’appel, la Seppa fondait ses demandes, non seulement sur l’article 1134 du Code civil, comme en première instance, mais également sur les dispositions de l’article L. 442-6, I, 5°, du Code de commerce, c’est sans méconnaître ses pouvoirs qu’après avoir énoncé que les dispositions des articles L. 442-6, III, alinéa 5, et D. 442-3 du Code de commerce ont pour conséquence de priver toute cour d’appel autre que celle de Paris du pouvoir de connaître des demandes fondées sur les dispositions du premier de ces textes, la cour d’appel a déclaré irrecevables les demandes en ce qu’elles étaient fondées sur ce texte, mais a statué sur l’application de l’article 1134 du Code civil ; que le moyen n’est pas fondé  ». 3/ Lorsque saisie sur le fondement de l’article L 442-6 du Code de commerce l’une des juridictions désignées par le décret précité se déclare incompétente, devant quelle cour d’appel doit être formé l’éventuel contredit ? La Cour de cassation a décidé que la cour d’appel de Paris était non seulement compétente pour statuer sur les appels au fond, mais également sur les contredits formés contre les décisions rendues par les juridictions du premier degré dans des litiges relatifs à l’application de l’article L 442-6 du Code de commerce. Cass. Com., 4 novembre 2014, n° 13-16.755 :
«  Mais attendu qu’ayant retenu que les articles L. 442-6, III, alinéa 5, et D. 442-3 du Code de commerce renvoient à la connaissance de la cour d’appel de Paris l’ensemble des décisions rendues par les juridictions commerciales compétentes en première instance, sans distinguer selon la nature de la décision, la cour d’appel en a exactement déduit que seule la cour d’appel de Paris est investie du pouvoir de statuer sur les contredits formés contre les décisions rendues dans les litiges relatifs à l’application de l’article L. 442-6 du Code de commerce ; que le moyen n’est pas fondé ;  » Voir également Cass. Com. 20 oct. 2015, n° 14-15.851 :
« Qu’en statuant ainsi, sans relever la fin de non-recevoir tirée de l’inobservation de la règle d’ordre public investissant la cour d’appel de Paris du pouvoir juridictionnel exclusif de statuer sur les contredits formés contre les décisions rendues dans les litiges relatifs à l’application de l’article L. 442-6 du Code de commerce, la cour d’appel a violé les textes susvisés ;  » 4/ Le litige né d’une action en responsabilité suite à la rupture brutale d’une relation commerciale établie peut-il entrer dans le champ d’application de la clause attributive de juridiction d’un contrat, au sens de l’article 23 al. 1 du règlement Bruxelles I ? Pour mémoire, l’article 23 al. 1 du règlement Bruxelles I autorise les parties, dont l’une au moins a son domicile sur le territoire d’un État membre, à convenir d’un tribunal ou de tribunaux d’un État membre pour connaître des différends nés ou à naître à l’occasion d’un rapport de droit déterminé. La réponse à cette question est positive, à condition toutefois que la clause attributive de juridiction ait été expressément acceptée par les deux parties et qu’il ressorte clairement de sa rédaction que les parties ont souhaité y inclure la rupture brutale des relations commerciales établies. Cass. Com., 24 novembre 2015, n° 14-14.924 :
«  Mais attendu qu’après avoir relevé le caractère peu apparent de la mention « Gerichtstand München » (tribunal compétent Munich) figurant au bas des factures émises par la société Lauterbach et retenu qu’il n’était pas démontré que cette clause ait été portée préalablement à la connaissance du distributeur lors de l’émission des bons de commande ni qu’elle ait été approuvée au moment de l’accord sur les prestations, excluant ainsi toute acceptation tacite, l’arrêt constate que cette clause ne donne aucune définition du rapport de droit déterminé pouvant donner lieu à la prorogation de compétence prévue par l’article 23 du règlement de Bruxelles I ; qu’en l’état de ces constatations et appréciations, la cour d’appel a pu retenir que cette mention ne constituait pas une convention attributive de juridiction, au sens de l’article 23 du règlement précité ; que le moyen n’est pas fondé » V. également Civ. 1ère, 22 oct. 2008, pourvoi n° 07-15.823, Sté Monster Cable Products Inc c/ Sté Audio marketing services, D. 2008. AJ. 2790, obs. I. Gallmeister :
«  Attendu que pour écarter la clause attributive de juridiction et reconnaître la compétence des juridictions françaises, l’arrêt retient qu’il s’agit d’appliquer des dispositions impératives relevant de l’ordre public économique constitutives de lois de police et de sanctionner des pratiques discriminatoires assimilées à des délits civils qui ont été commises sur le territoire national ;
Qu’en statuant ainsi, alors que la clause attributive de juridiction contenue dans ce contrat visait tout litige né du contrat, et devait en conséquence, être mise en œuvre, des dispositions impératives constitutives de lois de police fussent-elles applicables au fond du litige, la cour d’appel a violé le texte et les principes susvisés ;
 » 5 / La compétence du juge des référés en matière de rupture brutale de relation commerciale établie doit-elle être déterminée par référence au décret du 11 novembre 2009 ou par référence aux règles issues du droit commun ? Selon la cour d’appel de Paris, la règle consacrée par l’article D 442-3 s’applique quel que soit le type d’action exercée, qu’il s’agisse pour le demandeur d’engager une action au fond ou en référé. CA Paris, 5 juin 2014, n° 13/19047 :
«  Considérant que la compétence doit s’apprécier au regard des textes qui fondent la demande et n’est pas subordonnée à l’examen du bien fondé de celle-ci ;
Considérant que l’assignation introductive de la présente instance devant le juge des référés du tribunal de commerce de Paris du 10 juillet 2013 est fondée sur les articles L. 420-1, L. 420-2 et L. 442-6 du Code de commerce, outre les articles 872 et 873 du même code ;
Que dès lors, c’est à juste titre que le tribunal de commerce de Paris, compétent pour l’application de l’article L. 442-6 du Code de commerce, en vertu de l’article D. 442-3 du même code, pour le ressort de la cour d’appel de Versailles où la société NGK a son siège social, a retenu sa compétence territoriale ;
 » 6/ Lorsqu’une juridiction du premier degré non désignée par le décret du 11 novembre 2009 (et qu’aucune exception d’incompétence n’a été soulevée devant celle-ci), rend une décision sur le fondement de l’article L 442-6 du Code de Commerce, la cour d’appel de Paris est-elle compétente en cas d’appel ? Au terme d’un arrêt assez récent, la cour d’appel de Douai a jugé que la cour d’appel dont dépendait la juridiction non spécialisée ayant rendu le jugement demeurait compétente, l’article D 442-3 du Code de commerce, selon cette cour, prévoyant uniquement la compétence de la cour d’appel de Paris pour les appels formés à l’encontre des décisions rendues par les juridictions spécialisées. A voir… CA Douai, 6 novembre 2014, n°14/03321 :
«  il ne peut être prétendu que la cour d’appel de Paris, désignée uniquement pour traiter des appels rendus par les juridictions mentionnées dans l’annexe 4-2-1 prévue par l’article D442-3 du Code de commerce, est compétente pour connaître du recours formé contre le jugement rendu par le tribunal de commerce de Dunkerque. La cour d’appel de Douai, juridiction compétente pour connaître des appels formés contre les jugements rendus par le tribunal de commerce de Dunkerque est donc compétente pour connaître de celui interjeté par la SAS Servimeca. Il lui appartiendra de se prononcer, quand elle connaîtra du fond du litige, sur la recevabilité des demandes présentées par Servimeca devant le tribunal de commerce de Dunkerque, cette fin de non recevoir ayant été soulevée par la SAS Verwater France dans ses conclusions du 6 janvier 2014. Par ces seuls motifs, se substituant à ceux du conseiller de la mise en état, l’ordonnance déférée sera confirmée ». En définitive, le décret du 11 novembre 2009 qui devait résoudre un certain nombre de difficultés pratiques inhérentes à l’utilisation en justice par un justiciable du régime de la rupture brutale des relations commerciales établies en attribuant son contentieux à quelques juridictions n’a manifestement pas atteint le but recherché. La plus grande vigilance s’imposera donc chaque fois qu’il sera question d’assigner, d’interjeter appel d’un jugement ou encore former contredit dans le cadre d’un contentieux se fondant sur la rupture brutale des relations commerciales établies que ce soit à titre principal ou, plus encore, à titre subsidiaire. Jean-Charles FOUSSAT, Avocat aux Barreaux de Paris et Bruxelles FOUSSAT Avocats www.cabinetfoussat.fr

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